Ce texte ci-dessous est extrait des pages 103 à 113, du chapitre "Pourquoi Internet s'allie-t-il avec les idées
douteuses ?" (pages 55-128) du livre "La démocratie des crédules", du
sociologue Gérard Bronner, paru aux éditions PUF, en 2013, réédité en 2019. Prix 19,00€. https://www.amazon.fr/d%C3%A9mocratie-cr%C3.../dp/2130607292
Tout est dans la Bible, vraiment tout
La gématrie est une discipline qui prétend interpréter les livres sacrés en se fondant sur une retranscription numérique de la valeur des lettres pour trouver le sens secret de ces textes. Ceux qui s'adonnent à cette manie cryptologique sont rapidement frappés, quelles que soient les techniques de lecture utilisées, par des coïncidences extraordinaires. Ce faisant, ils frappent aussi l'imagination d'un lectorat très large car la gématrie a produit quelques beaux best-sellers et demeure, pour tout éditeur peu scrupuleux, une promesse de gains substantiels.
Les exemples sont nombreux. Ainsi du livre de Robert Gold, Dieu et le nombre PI, qui prétend apporter la preuve que « les décimales de PI sont le génome du monde » en exhumant, jusqu'à l'obsession, les traces de PI dans l'Ancien Testament. Mais le cas du best-seller mondial du journaliste américain Michael Drosnin, "La Bible : le code secret"[2], est plus consternant encore. Selon lui, le texte sacré des juifs et des chrétiens est codé et cache d'incroyables prophéties, qui annoncent aussi bien l'arrivée d'Hitler au pouvoir, que l'assassinat du président Kennedy ou celui d'Itzak Rabin par Ygal Amir en 1995. La disparition des dinosaures, elle-même, serait mentionnée, pour peu qu'on connaisse le « code secret de la Bible ». Cette approche cryptologique des textes sacrés n'a rien d'inédite. D'une certaine façon, de telles tentatives naissent avec la Kabbale, qui prétend attribuer à chaque lettre de l'alphabet hébreux un chiffre ou un symbole, en d'autres termes un code permettant d'en lire le sens réel derrière le sens apparent. Cette tradition est demeurée ininterrompue depuis le XIIIe siècle, et le rabbin Michael Ben Weissmandel, dans la première partie du XX° siècle, a produit lui-même des recherches de ce type sur l'Ancien Testament.
Mais c'est l'un de ses élèves qui nous intéresse ici : Eliyahu Rips[3] prolonge les travaux de son maître en mobilisant l'informatique à partir des années 1980. La puissance de calcul de la machine démultiplie les capacités d'analyse combinatoire des chercheurs en gématrie. Dès lors, la découverte de messages secrets dans la Bible s'accélère. La technique utilisée est assez simple, mais si coûteuse en temps, que seul un ordinateur permet de rendre l'exercice réalisable à court terme. On décide, par exemple, de ne retenir dans un texte qu'une lettre toutes les douze, neuf ou cinq..., en d'autres termes, des lettres « équidistantes ». L'espace choisi entre chaque lettre importe peu ; le chercheur en gématrie retient principalement les combinaisons qui lui permettent de glaner les messages les plus spectaculaires. Dans certains cas, les mots ainsi formés peuvent avoir un sens, voire constituer des phrases. Que faut-il en penser ?
Le journaliste Michael Drosnin a d'abord hésité. Il prétend avoir été convaincu par Eliyahu Rips lorsque ce dernier a réussi à lui apporter la démonstration que la guerre d'Irak était prévue par la Torah. De sceptique, le journaliste est devenu un adepte de la gématrie, au point d'écrire un deuxième volume en 2003, La Bible : le code secret II, qui a rencontré, lui aussi, un certain succès. Il a été convaincu d'écrire ce livre, raconte-t-il, lorsque, après les attentats du 11-Sep¬tembre, il a mis son ordinateur au travail pour chercher, dans la Bible, des traces de cet événement majeur. Bientôt, il a pu lire, stupéfait, sur l'écran de sa machine : « jumelles », « tours », « avion », « il a causé la chute » et « deux fois ». Plus aucun doute dans son esprit, quelqu'un a placé en des temps immémoriaux des messages dans la Bible qui révèlent le destin de l'humanité. De qui s'agit-il ? Drosnin y voit plus la marque d'une civilisation extra-terrestre que celle de Dieu, mais là n'est pas notre propos. L'argument principal de Michael Drosnin, d'Eliyahu Rips et de leurs collègues, est que la probabilité de chances que de tels messages apparaissent dans la Bible est si faible que les résultats qu'ils obtiennent ne peuvent être le fait du hasard.
Ces affirmations sont de nature à convaincre le grand public qui n'est pas armé pour les contester, facilement victime de la négligence de la taille de l'échantillon, mais elles laissent un certain nombre de mathématiciens et de statisticiens sceptiques. Drosnin leur apporte alors, bien malgré lui, une idée qui sera fatale à sa théorie. Dans le magazine Newsweek, il assure qu'il est impossible de trouver de tels messages codés dans d'autres livres que la Bible : « Si ceux qui me critiquent arrivent à trouver dans Moby Dick un message codé annonçant la mort d'un Premier ministre, je les croirai ». Il n'en fallait pas plus pour mettre au travail Brendan McKay, professeur de mathématiques à l'Université nationale d'Australie[4]. En respectant les règles cryptologiques du livre La Bible : le code secret, il engage une recherche sur Moby Dick. Ce qu'il y découvre ruine les ambitions prophétiques du journaliste. Ce ne sont pas moins de neuf annonces d'assassinat d'un Premier ministre, parmi lesquels celui d'Itzak Rabin, qui sont « codés » dans le célèbre roman. Il y découvre aussi la mort de Lady Di, aux côtés des noms de son amant et du chauffeur de la voiture princière. Les affirmations de Drosnin et Rips relevaient donc du bluff intellectuel : Contrairement à ce qu'ils affirmaient, il était possible de trouver dans Moby Dick, à condition d'y consacrer suffisamment de temps et de disposer d'une machine puissante, toutes sortes de messages composés par le hasard. Par ailleurs, le démenti le plus flagrant à sa théorie, c'est Drosnin lui-même qui l'apporte puisque dans le deuxième tome de ses exercices gématriques, il annonce une guerre nucléaire au Proche-Orient... pour l'année 2006.
On peut donc trouver dans n'importe quel livre, en appliquant une méthode de décryptage arbitraire, des mots, voire des phrases cohérentes. Mais ce que ne fait pas apparaître ce débat, c'est qu'on découvre surtout un nombre considérablement plus grand de phrases incohérentes, d'accumulations de lettres sans signification aucune. L'utilisation d'un ordinateur occulte le déchet immense de non-sens que cette méthode de décodage produit. L'expérience du professeur McKay suffirait à elle seule à clore ce dossier, mais d'autres mathématiciens se sont employés à montrer la fragilité des thèses de Michael Drosnin et d'Eliyahu Rips. En appliquant la même technique de lecture des lettres équidistantes, le docteur James Price a réussi à trouver dans la Bible des messages comme « Dieu est détestable », « Haïssez Jésus », et même des phrases contradictoires comme : « Il y a un Dieu » et « Il n'y a pas de Dieu ».
Cet exemple me paraît particulièrement instructif car il reproduit, à l'échelle miniature, la façon dont le progrès technique peut se mettre au service de la volonté du croyant d'élargir considérablement l'éventail des faits qu'il considère comme des preuves. La négligence de la taille de l'échantillon est une caractéristique invariante de notre pensée. Avec un peu de méthode, nous pouvons nous affranchir de l'attraction qu'elle exerce sur nous : malheureusement les conditions de notre modernité informationnelle vivifient plus qu'elles n'inhibent cet égarement de l'esprit.
Bibliographie
(1) Sur ce point, voir le très bon dossier réalisé par Patrick Berger sur le site http://www.zetetique.ldh.org/code_bible.html dont je m'inspire ici.
(2) Voir sur ce sujet Witztum D., Rips E. et Rosenberg Y., « Equidistant Letter Sequences in the Book of Genesis », Statistical Science, vol. 9 (1994), p. 429-438.
(3) Voir McKay B., Bar-Natan D., Bar-Hillel M. et Kalai G. « Solving the Bible Code Puzzle », Statistical Science, vol. 14 (1999), p. 150-173.
(4) a) Gématrie, https://fr.wiktionary.org/wiki/g%C3%A9matrie
b) Gematria, https://fr.wikipedia.org/wiki/Gematria
(5) La démocratie des crédules, Gérard Bronner, éditions PUF, 2013, pages 103 à 113.
[2] Sur ce point, voir le très bon dossier réalisé par Patrick Berger sur le site http://www.zetetique.ldh.org/code_bible.html dont je m'inspire ici.
[3] Voir sur ce sujet Witztum D., Rips E. et Rosenberg Y., « Equidistant Letter Sequences in the Book of Genesis », Statistical Science, vol. 9 (1994), p. 429-438.
[4] Voir McKay B., Bar-Natan D., Bar-Hillel M. et Kalai G. « Solving the Bible Code Puzzle », Statistical